Ca m’a échappé. Je trouvais que Nelly, à la barre, zigzaguait beaucoup. Un moment, elle restait strictement à l’intérieur du chenal, le moment suivant, elle flirtait allègrement avec les limites. S‪uivre les marques rouges et vertes, c’est une affaire sérieuse. Un écart qui paraît minime, et le bateau peut toucher le fond, et rester coincé tant que BoatUS ne vient pas vous tirer de là…


Suivre une route précise, c’est une affaire de sécurité. Pour passer les ponts ou les écluses, il faut quelquefois viser avec précision, gérer le vent et le courant, et on ne peut pas tricher. Mais pour moi, c’est aussi une affaire de style : limiter les coups de volant, laisser derrière soi un beau sillage rectiligne… bref, quand on se laisse distraire ou qu’on se suffit d’un à peu près, ça m’énerve. Ca m’énerve d’autant plus que je barre volontiers, pendant des heures s’il le faut, et que je laisse ma place pour que Nelly apprenne, progresse, et développe en elle des capacités nouvelles.


Mais je ne devrais pas m’énerver. Ce n’est même pas pour des raisons pédagogiques. Je suis un mauvais pédagogue, la question est entendue. C’est parce que le problème est mal posé : il ne s’agit pas seulement de barrer, mais aussi de “voir” la position du bateau qui approche du ponton dans le chenal, ou de piloter notre annexe et son hors-bord, ou de faire un noeud de chaise à la volée, de trouver une solution à un boulon qui se dévisse…

Ce qui fait défaut, ce sont les capacités acquises, les expériences, les habitudes que Nelly n’a pas, parce qu’elle a grandi comme une fille. Elle a subi ce défaut d’éducation, cette négligence. Elle a été soumise à un monde de filles qui ne sont pas encouragées, comme les garçons, à apprendre le monde matériel et technique, à se l’approprier. Par facilité, confort, faiblesse, parce que se battre pour prendre sa part est fatigant, elles finissent par laisser ce monde-là aux garçons. Elles renoncent à revendiquer, pour ne pas passer pour insupportables. Et naturellement, elles finissent par être sous-qualifiées, et le cercle vicieux se referme.

Depuis les Keys, nous avons croisé des centaines de bateaux à moteur, de la petite barque sortie à la journée jusqu’au yacht de luxe de plusieurs milliers de chevaux : nous avons remarqué 3 femmes à la barre, dont une policière sur son pneumatique de service. Partout, tout le temps, les femmes sont transportées, étalées, exhibées, quasiment jamais actives. Sauf pour préparer les drinks sans doute ? Depuis quand sont-elles cantonnées à ce statut ? Jusqu’à quand ?

Je me rends mieux compte, au quotidien, de la frustration, de la colère que Nelly ressent. Comme quelqu’un qui, sur le tard, découvrirait le bénéfice qu’il y a à savoir lire, ou le plaisir de connaître la musique, et est furieux de ne pas en avoir bénéficié plus tôt. En tout cas, elle est décidée, et elle fait les efforts.

De mon côté, j’essaie de faire ma petite part. Bon, quelquefois, je m’énerve. J’ai tort, bien sûr. Mais je m’améliore en vieillissant…